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lundi 5 novembre 2018

Les fleurs du jardin du Malin




George sait qu'il ne quittera jamais la prison, il sourit. En descendant les marches du tribunal, les flashes des appareils photo le mitraillent avec plus de violence qu'une rangée de canon, il sourit.
- Monsieur George, avez-vous une dernière déclaration ? Lance une journaliste avec plus de force que les autres.
- Excusez-moi auprès des familles des victimes, et dites leurs d'aller couvrir les tombes avec les fleurs du jardin du Malin.

Dix jours jours plus tôt.

La salle de réunion transpire le sang, le liquide ocre cherche à gagner le plus de terrain possible avant de sécher. Trois corps hébétés se vident sereinement de leur eau-de-vie rouge, le visage tordu par l'horreur et la surprise. Les fenêtres tamisées laissent filtrer quelques rayons clair, éclairant quelques organes distraits qui ont décidé de prendre l'air pour refroidir. Un trait de lumière se reflète sur des lames jumelles se croisant en tenaille. À côté de ses lames, il y a un gant, sale de terre de sueur et de sang. Dans ce gant il y à une main frêle. George attend patiemment l'arrivée de la police le visage enfin détendu.

Vingt jours plus tôt.

La conférence de presse est un franc succès, M. le maire, M. Ellagre et Mme Nepel s'échangent des poignées de mains satisfaites. Après deux ans de négociations rugueuses avec les collectifs de protection de l'environnement, le projet va prendre pied dans le monde réel. Un splendide centre de vacances dans la vieille forêt de Montclaire. Certes quelques buses devront trouver à se reloger ailleurs, mais toute la région profitera d'une délicieuse hausse du tourisme vert. Des familles de toutes la France vont pouvoir savourer la vie de chalet dans un espace champêtre sécurisé. Évidemment, il va falloir se dépêcher de raser le jardin du malin tant que la presse locale est encore convaincue de la portée écologique du projet. Ce jardin n'est jamais rien qu'un petit lopin de terre sur lequel pousse d'étranges fleurs rouges en automne. Mais de vieilles légendes survivent sifflant que c'est le diable lui-même qui vient arroser les pousses avec les larmes de martyrs. Seules les naïfs y croient, mais les naïves fonts de bons clients. Et puisqu'on ne peut tuer les légendes avec des slogans, on le fera avec une pelleteuse. George coupe la télévision diffusant le sourire triomphale du maire et promoteurs, le visage grillagé derrière ses mains George pousse un douloureux soupire. Après avoir mesuré ses couteaux de cuisine, il se rend dans la cabane de jardin.

Trente jours plus tôt.

Secoué par une frénésie transperçant son corps de spasmes douloureux George taille les fleurs rouges du jardin du malin, la lueur d'une lanterne éclaire son visage habité par une fureur inquiète. Ses gestes sont amples, de loin ses mouvements brutaux et saccadés lui donnent une posture sans humanité. Sa gorge rougeoie, brûlante par l'effort, sa voix qui en ressort n'paraît que plus calcinée.
- Lili...Li..Li...Li..Lili...LILI... Li...
Pourtant, malgré la violence de coup de tenaille, pas un pétale ne tombe, pas une épine ne brise, pas une feuille ne froisse. La coupe est d'une extrême précision, George a répété tant de fois ce mouvement. La brouette est enfin remplie, George l'empoigne et part en direction du cimetière. Le gardien doit être suffisamment assommé par le vin rouge à cette heure. Sinon tant pis, il l'assommera, il doit absolument fleurir les tombes.

Quarante jours plus tôt.

La vieille dame ouvre lentement sa porte. Celle que l'on nomme la sorcière à cause de son goût pour les gris-gris et de son mépris de la technologie s'avère plus loquace qu'on ne l'entend, surtout quand une âme particulièrement désespérée toque à sa porte. La pâleur de George contraste avec l'obscurité ambiante. Il se demande pourquoi toutes les fenêtres sont fermées sous le soleil de midi.
- Certains de mes ouvrages craignent la lumière du ciel, si les anges devaient les voir mes livres s'évanouiraient et je n'aurais plus le loisir de les consulter.
George n'avait pas formulé la question, à voix haute tout du moins.
Qu'êtes-vous venu chercher mon pauvre George ? Demanda aimablement la vieille dame.
- L... Lili.
- Oh, je suis navré, mais je ne pratique pas le spiritisme, je dialogue avec le monde d'à côté, pas celui qui vient après.
- QU'EST-CE QU'IL Y A AU JARDIN DU MALIN. George venait de hurler, il ne voulait pas, mais les nuits blanches enchaînées le rendent nerveux. La sorcière lui sourit gentiment, elle passe un pouce ridé sous les yeux creusés par le sommeil et les larmes. Face à sa bibliothèque, elle saisit avec douceur un livre à la couverture noir retenu sous un socle de fer. D'une main habile, elle cherche dans le trousseau pendu à son cou, trois clefs en forme de croissant de lune. Trois cliquetis claquèrent avant que le socle de fer ne soulève. Débarrassée de sa camisole, la couverture du grimoire commence à se contracter remuant sans grâce semblable à un organe digestif. La sorcière écarte fermement les pages grommelant les dents serrées des psaumes que les moins conscients oseraient répéter. Elle ferma les yeux et commença à lire, maintenant fermement le livre sur la table. Les minutes coulèrent lentement avant que la sorcière ne rabatte violemment la couverture.
- Les fleurs du jardin du Malin ont pour graine les âmes des malheureux tués par un de leurs proches, que ce soit un meurtre, ou un accident.
George s'effondra en sanglot. La vieille dame le laissa renifler avant de reprendre.
- Elles sont condamnées à traverser notre monde sans pouvoir rejoindre l'autre, poursuivit par les démons du silence et de la solitude. Si elles se font pousser en fleurs si belles, c'est dans l'espoir qu'une main les pose sur les tombes, elles pourront suivre les sillons que les autres âmes ont laissé à leur enterrement afin de rejoindre l'autre monde. Mais attention elles ne peuvent pousser qu'ici, car le diable n'a versé qu'une seule larme sur terre lors de sa chute.

Deux mois plus tôt

George se réveilla en sursaut, il avait senti sa main froide sur sa joue, non pas froide, glaciale, spectrale. Lili le dévisage d'un visage monochrome.
- Papa ? Émit elle faiblement
George n'osait pas bouger répétant inlassablement des ritournelles rationalistes censées reléguer cette apparition au rang de simple illusion mentale. Une illusion qui gémit, une illusion qui tremble, une illusion qui le supplie.
- J'ai froid, je me sens seule ici, s'il te plaît cueille moi dans le jardin du Malin.


 
 

1 commentaire:

  1. J adore ce récit. Ton style d écriture est extraordinaire, j aime beaucoup tes figures de style littéraires qui illustrent ta capacité à appréhender la nature humaine dans toute sa complexite et sa corruption. Tes ecrits mettent en valeur les pléonasmes paroxystiques de la métaphore allégorique sur un niveau cosmique et universel.

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