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dimanche 17 juin 2018

Comment devenir un ogre



Monsieur Solovir était gros, presque intégralement gros. Il avait un gros nez, de grosses lunettes, de grosses mains, de gros mots ainsi qu'un très gros cœur. Par contre, il avait un tout petit appétit.
Non pas qu'il ne soit point gourmet, il appréciait beaucoup la belle nourriture, mais il aimait surtout la mine ravie des personnes qui mangent un bon repas. Et là où il travaillait, il en voyait passer des plats et des sourires. Car M Solovir était serveur dans un restaurant étoilé qui se nommait La cuisine l'ogre. Il ramassait tous les soirs les assiettes vidées de clients repus et satisfaits, et cela le comblait.
Mais depuis quelques semaines, quelque chose changea en M Solovir. Son ventre fin comme du papier commença à se rembourrer. Paradoxe c'en était un, car arrivé chez lui, il refusait d'avaler la moindre miette de pain. Mme Solovir s'inquiéta, son gros gentil avait entamé une grève de la faim qui le faisait grossir ! Un inconvénient à double tranchant.

Les commères ne tardèrent pas à jacasser encore et en chœur.
« Peut-être qu'il joue avec une batterie de cuisine »
« Ce galant homme a décidé de porter l'enfant à la place de madame »
« Il a avalé son sourire pour goûter. »

C'est vrai que M. Solovir avait perdu son gros sourire. Il affichait désormais un visage aussi chaleureux qu'une pierre tombale. Et à chaque fois que sa dame lui demandait des éclaircissements sur sa mine sombre, il éludait la question. Elle décida alors de le suivre discrètement, jusqu'à La cuisine de l'ogre persuadée qu'il participait à de secrètes orgies culinaires. Grimée en vieille dame, elle observa son mari. Face aux clients, il était toujours aussi charmant. Mais la façade s'ébranla, lorsqu'il alla débarrasser les couverts d'une famille de notables qui venait de débarrasser le plancher. Son regard triste tomba sur une bonne part de framboisier meringué que leur fille avait tout juste entamé. Il jeta un œil par-dessus son épaule et avala d'une bouchée le gâteau abandonné. Il réprima un haut-le-cœur et reprit son service. Mme Solovir comprit alors, son mari respectait tellement la nourriture qu'il ne supportait pas de voir des restes condamnés à la poubelle. Voilà qui expliquait sa diète et sa mine de démineur. Elle alerta tout le comté, suppliant les clients de bien vouloir finir leur assiette. Les gens d'argent lui rire au nez, puisqu'ils payaient, ils avaient le droit ne pas finir, et puis ils n'allaient pas se forcer parce que son mari avait des sentiments pour des radis à la crème fouettée.

Ce discours ne fut plus jamais répété après un jeudi soir de juin. En ce jour, un piteux procureur ne daigna pas finir son assiette de riz aux deux couleurs trois épices et quatre crustacés. Au courant de la rumeur sur M Solovir, le mesquin procureur, lui demanda de bien vouloir finir son assiette à sa place.

Mais ce n'est pas l'assiette que M Solovir avala.

À force d'exercice gastrique, sa mâchoire s'était élargi au point de pouvoir laisser passer tout un homme. Lassé de l'indélicatesse des gens M Solovir tonna de sa grosse voix que quiconque gâcherait une assiette de belle nourriture irait rejoindre le procureur dans son ventre.
Depuis ce jour le restaurant se nomme Le ventre de l'ogre et plus personne dans la région n'ose jeter un gramme de nourriture.

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